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Toute représentation d'un être humain au travail, et parfois même toute représentation de l’individu en général, peut évoquer, à divers degrés, le « crime originel » pour lequel l’homme a été puni en devant vivre un quotidien fait, de manière constante, de labeur, de lutte et de chagrin, en gagnant de quoi manger à la sueur de son front. Mais au lieu de créer une superposition, ce chevauchement complet équivaut à une éclipse totale où le signifiant provisoire cesse de signifier, occultant le signifié anhistorique ainsi que l'omniprésence du travail ; et les traces de ce qui serait autrement reconnu comme étant une scène de crime disparaissent. Historiquement, le point de rencontre entre le travail (moderne) et le crime, ce sont les camps de concentration nazis. Malgré le slogan d'Auschwitz, « Le travail rend libre » (« Arbeit macht frei »), le travail tue. L'inséparabilité entre cette horreur indicible et la naissance du cinéma moderne, aux mains de Resnais, Godard et les autres, ne saurait être surestimée.

Scènes de crime modernes et urbaines

On a souvent répété que les photographies d'Eugène Atget des rues vides de Paris à la fin du XIXᵉ siècle (plus d'un siècle de révolutions avortées qui ont également vu la fondation d’un Second Empire français en Algérie) semblent représenter des scènes de crime. Bien qu'il ait dû travailler longuement sur ses documents visuels, un observateur attentif de ses ses photographies peut demander, de manière rhétorique : « Mais chaque centimètre carré de nos villes n'est-il pas une scène de crime ? ».

Plusieurs décennies plus tard, dans le Japon de l'après-guerre, le réalisateur et activiste Masao Adachi a choisi de renoncer à un certain cinéma afin de rejoindre les rangs de la résistance palestinienne. Il a notamment utilisé sa caméra « militante » avant et pendant la guerre civile libanaise. Grâce à son expérience, il a proposé une « théorie du paysage », le fukeiron. Filmé, le paysage dévoilerait, selon lui, les structures d’oppression qui le fondent et qu’il perpétue. Le cinéaste s’est servi des images en mouvement et des couleurs du Japon des années 1960. Il a retracé, grâce aux images et avec un minimum de mots, le parcours possible (imaginaire et réel) d'un adolescent meurtrier, ayant recherché en vain un emploi, dont les médias ont longuement parlé en raison des crimes qu’il a commis dans A.K.A. Serial Killer (1969).

La thématique du crime, développée au premier ou au second plan d’une intrigue, a été traitée dans un nombre non négligeable d’œuvres cinématographiques, partout dans le monde, et continue d’inspirer de nombreux cinéastes au XXIᵉ siècle. Nous pouvons notamment parler des meurtres dans Le Travail (1978) de Souleymane Cissé et Les Vents du Barrage (1986) de Nouri Bouzid. Dans Trop tôt, trop tard de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (1981), qui montre à l’écran des images de petites villes et campagnes de France et d'Égypte, nous pouvons entendre des extraits de textes d’Engels et de Marx, lues par les narrateurs en voix off, qui s’apparentent à des accusations historiques dans une sorte de procès mondial. L’image est fixée sur une partie verdâtre et trouble du Nil, et les spectateurs ne peuvent s’empêcher de penser que cet endroit macabre a été témoin de nombreuses noyades. Dans Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975), le meurtre d’un client se produit et les sentiments émergent lorsque la machinerie du travail domestique et sexuel de la femme, travail qui est le plus souvent rendu invisible, observée dans sa ritualité hypnotique, s’arrête.

L'usine est-elle un autel ? Un abattoir ?

Le film-essai de Straub-Huillet présente une scène à l'extérieur d'une usine égyptienne qui pourrait être considérée comme une omission de Arbeiter verlassen di Fabrik de Haroun Farocki (Les Ouvriers quittent l’usine, 1995). Farocki va réaliser, en 1995 à la veille du centenaire du cinéma, un film de montage sur le thème de la classe ouvrière intitulé Les ouvriers quittent l’usine. Le court essai formé de montage d’images trouvées retrace minutieusement les réincarnations cinématographiques de Sortie d’usine des frères Lumière à Lyon (1895). Au fil du temps, la relation de longue date du cinéma avec les usines se caractériserait également par la paradoxale « peur du travail en usine du film commercial» qui «n'arrive qu'après [sa peur] de la mort».

Sous le système de production en chaîne mis en place par Henry Ford à partir de 1908, une autre tension dialectique entre le travail moderne et l'industrie cinématographique a conduit à la durée moyenne standard du cinéma populaire (qui est de deux heures) ; les films devant prendre forme en s'inscrivant dans le temps libre laissé au salarié, pendant lequel celui-ci avait besoin de se défouler, et en divertissant ce dernier. La montée et l'évolution du cinéma lent ont été à la fois une rébellion contre ce système et un signe de son effondrement imminent.

La glorification du travail pour des raisons contradictoires –progrès socialiste, création de richesse capitaliste, éthique du travail – et la représentation de la contestation ouvrière constituent un matériau fertile pour les cinéastes aussi bien à l'intérieur qu’à l'extérieur du système des grands studios ou de la grande industrie cinématographique. C’est le cas dans le tiers monde colonisé et indépendant et dans le cinéma d’art et d’essai européen et mondial. Des contradictions, des dichotomies et des oppositions existent quand il s’agit d’aborder la thématique du travail puisque cela conduit à parler de paradoxes : libération et esclavage, indépendance et dépendance, force et fatigue, ordre et chaos, prospérité et appauvrissement, aliénation et possession, invisibilité du travail et visibilité excessive de ses produits.

Pour parler de travail, les genres, les formats et les pratiques foisonnent pour représenter aussi bien l’humain, la ville ou le processus. Aujourd'hui, de nombreux amateurs, notamment les utilisateurs de YouTube, d’Instagram et de TikTok, ainsi que des entreprises, participent à la production de vidéos industrielles et de tutoriels visuels auxquels s’intéressent les chercheurs à l’instar de Salomé Aguilera Skvirsky dans son livre The Process Genre: Cinema and the Aesthetic of Labor.

Des usines à rêves abandonnées

Avec le recul, tant d’événements se sont produits dans un court laps de temps dans le monde arabophone : de la mécanisation à la (dés)industrialisation ; des défaites des régimes aux défaites des révoltes populaires contre eux. Que reste-t-il de l'image à la fois romantique, militante et propagandiste de l'ouvrier et du travail, qu'elle soit anticoloniale, antibourgeoise ou les deux, à l’époque où sont sortis des films tels que Le Travailleur (1943) d’Ahmed Kamel Morsi et Notre renaissance industrielle (1959) de Tawfiq Saleh ? Ces deux films sont révélateurs de l'état de l'industrie cinématographique égyptienne et du travail de l'État qui n’a pas été suffisant en matière de conservation d’archives.

Les images survivent aux réalités matérielles qu'elles véhiculent, à plus d'un titre. Dans La Révolution industrielle (court métrage de Madkour Thabet de 1967 ) - qui subsiste sans doute parce qu'il a été conservé dans une archive personnelle - les machines se transforment en objets relevant de d’art, participant à une danse révolutionnaire sur une bande-son mêlant des vibrations musicales évoquant des carnavals, l'Afrique, des combattants et un avenir. Mais l'usine s’est vidée, de façon inquiétante, de ses ouvriers, et le cri retentit, celui d’un homme, un ouvrier, qui prend la parole au nom des travailleurs qui rêvent de lendemains meilleurs. Peut-être qu’à leur l'insu, les jeunes hommes diplômés de l'Institut du film, qui étaient sur le point d'assister à la tragédie et aux ruines des rêves industriels nationaux, ont pu conserver les traces d’un crime terrible alors qu’ils avaient l'intention de filmer quelque chose de festif.

Sorties et arrivées

Notre programmation cinématographique suit le même fil conducteur dans quatre longs métrages, documentaires ou hybrides, et nous invite à prendre connaissance d'un crime qui se produit sur le lieu de travail, en lien avec la production de masse et le capitalisme étatique l'organisation de travail à la lumière de la situation qui sévit dans la région arabophone. Dans ces films, les conditions de travail sont scrutées, interrogées et négociées, y compris celles de la réalisation du film lui-même ; le travail industriel et l'industrie cinématographique étant deux faces d’une même médaille. Nous avons l'impression qu'une enquête de recherche de la vérité se déroule sous forme de film, et la politique esthétique en jeu garantit que les lois en place - de toutes sortes - soient simultanément disséquées et réécrites. Il n'y a pas d'employeur, de capitaliste ou de gouvernement simplement jugé ou pointé du doigt. Sinon, ce travail serait encore un autre épisode dans le déroulement du crime. Dans ces films et bien d'autres, le schéma du « lieu de travail comme scène de crime » est également susceptible de révéler des besoins amoureux refoulés et réprimés. Dans ce qui suit, nous tenterons de replacer les quatre films du programme dans leur contexte de la production cinématographique du monde arabe à partir de la fin des années 1960.

Dans Un jour, le Nil (1964), Youssef Chahine donne directement la parole aux Nubiens, cette population dépouillée de ses terres et de sa patrie historique dans une mise en scène complexe qui constitue une représentation du projet de développement de la construction du barrage d’Assouan, le projet le plus spectaculaire de Nasser. Ce film, qui peut faire actuellement l’objet d’une lecture queer, était une commande confiée au réalisateur par les gouvernements égyptien et soviétique en 1964. Il sera interdit de sortie sur les écrans, ayant déplu aussi bien au Caire qu’à Moscou. Chahine a donc dû refaire un film qui correspond mieux au projet d’origine et aux sensibilités socialistes. Il trouvera d’autres acteurs, tournera d’autres scènes et reprendra des plans déjà utilisés dans Un Jour, le Nil, et l’ensemble formera un film que Chahine n’assumera pas : Ces gens du Nil (1972). Le film original sera restauré plus d’une fois.

Dans De quelques événements sans signification (1974), film de clôture du programme, le réalisateur Mostafa Derkaoui rentre au Maroc après des études en Europe de l'Est, avec l'enthousiasme des jeunes intellectuels souhaitant initier une révolution à l'intérieur de la révolution (le film se révélerait bientôt être un projet plus ou moins avorté, un moment qui s'est reproduit ailleurs dans le monde arabe et que relate le film Talking about Trees de Souhaib Kacem al-Bari, 2019). L'expérience de Derkaoui est une tentative d’approcher et d’imaginer un cinéma marocain véritablement indépendant. Dans son film, il est question d’une équipe de cinéastes qui interroge des jeunes casablancais sur ce qu’est le cinéma et sur leurs attentes et leurs rapports au cinéma marocain. Il y est question également du crime commis par un ouvrier du port insatisfait qui tue involontairement son patron. Le film est interdit, perdu et réapparaît après des décennies, restauré, pour que le public puisse découvrir les débuts d'une révolution inachevée qui n'a peut-être pas eu vraiment lieu. « Et s'ils faisaient une révolution et que personne ne la voyait? ».

Quant à Ali au pays des merveilles (1975), prévu pour la troisième semaine de programmation, il s’agit d’un film de Djouhra Abouda et d’Alain Bonnamy , longtemps oublié puis restauré, qui révèle la condition difficile des travailleuses et des travailleurs immigrés, notamment Algeriens, dans Paris dans les années 1970. Un cri de colère lancé à la face de la société française où existent, au quotidien, l’exploitation et le racisme, où se perpétuent la domination et l’esprit de colonisation. Les chemins du cinéaste et du travailleur se croisent à nouveau dans l'univers de La maison flottante n°70 (1982) de Khairy Bichara, le premier film néoréaliste égyptien au début de la désindustrialisation sous la politique de la porte ouverte de Sadate, dans lequel les genres se mélangent. C'est un film mystérieux-thriller-détective-horreur sur un djinn maléfique déguisé en machine dangereuse, une machine à tuer, et un drame politique et social sur les frustrations sexuelles et la gestion corrompue des usines du secteur public.

Peu avant le début de l'année 2011, Ahmed Fawzi Saleh a fini de réaliser son documentaire Living Skin (2010), au sujet du quotidien éprouvant enfants et des jeunes travailleurs en dans les tanneries égyptiennes. Le réalisateur exploite également le thème du travail dans une tannerie dans son premier long métrage, Poisonous Roses (2018) afin de raconter et d'interroger visuellement la sinistre réalité ; un antidote au fardeau, à l'explosivité et à l'incommunicabilité de la vérité à la suite du coup d'État de 2013 en Egypte. Saleh y aborde, de manière minimaliste, l’amour, la souffrance, et quelque chose d’étrangement similaire à ce que Freud appelle « l'horreur de l'inceste » (confondu avec un ou plusieurs autres crimes sexuels possibles et sans nom), et restaure les conditions qui sous-tendent la socio-économie du centre et les périphéries, « la civilisation et ses mécontentements ». Le film est vaguement inspiré d’un roman qui commence et se termine par la mort non résolue de son protagoniste, un enfant travailleur-poète au chômage, dévasté par la défaite et la trahison de Nasser longtemps après.

Amussu (2019) de Nadir Bouhmouch, proposé en ouverture de la programmation, revient sur une expérience de lutte unique et étonnante, qui a commencé en 2011, menée par une communauté agricole berbère endommagée, rappelant le film La Terre de Youssef Chahine (1970). Au sud-est du Maroc, alors qu’une mine d’argent a siphonné l’eau des aquifères locaux pendant des décennies, asséchant les terres de la communauté, les villageois se sont pacifiquement rebellés et ont fermé un important pipeline d’eau se dirigeant vers la mine. Huit ans plus tard, ils continuent de résister avec le peu de moyens dont ils disposent. Leur camp de protestation s’est transformé en un petit village fonctionnant à l’énergie solaire. Il est également question de lutte dans le film de Jumana Manna, Foragers (2022), où les Palestiniens, colonisés et dépossédés de la propriété et de leurs droits, tentent de reprendre ce qui leur appartient par le biais de la collecte et de cueillette, et dans le film d'Agnès Varda, Les glaneurs et la glaneuse (2000), qui médite sur les aspects de la philosophie et de la politique du travail, de la production, de la vie et de la créativité.

Les choix formels qui sont au centre de Dans la rue de Philip Rizk et Yasmina Metwaly (2015), film qui figure dans la deuxième semaine de programmation, permettent de rendre vivante, à l’écran, l'atmosphère d'une usine (privatisée) transformée en scène de crime. À travers la mise en scène, le film austère met à nu les fondements de la lutte des classes, ainsi que les tentatives de sa représentation (les limites et les contradictions de la conscience de classe, ainsi que le langage utilisé pour la développer, l'exprimer et la transformer en action). Le film se rapproche de deux œuvres cinématographiques datant de la même époque, qui partagent une utilisation continue de la technique de la reconstitution : A Feeling Greater than Love (2017) de Marie Jirmanus Saba et La chasse aux fantômes (2017) de Raed Andoni, avec la présence d’éléments de Dans la rue à l’instar du crime, de la prison et du colonialisme dans « hors rue », et des références implicites à l'histoire de la violence répressive face à la lutte ouvrière.

Enfin, nous ne pouvons pas négliger de mentionner trois films tout aussi intéressants à découvrir bien qu’ils ne fassent pas partie de notre sélection. Aux studios Misr (2018), de Mona Assaad, est un documentaire portant sur la réalité cinématographique égyptienne et sur les travailleurs de cette industrie qui sont souvent confrontés à la corruption. Cette industrie autrefois florissante qui s’est privatisée, devenant une caricature d'elle-même, suscite des sentiments très mitigés. Dans ma tête un rond-point (2015), réalisé par Hassen Ferhani, fait part du quotidien psychologiquement éprouvant des employés du plus grand abattoir d’Alger, des hommes qui vivent et travaillent durement et qui ont un métier difficile ne répondant pas à leurs aspirations. N’oublions pas également Plumes (2021) de Omar Al-Zuhairi, où le massacre réapparaît, au milieu de la laideur du crime conjugal et social, sur un fond industriel où priment la misère et l’oppression.

Notes et références

1. Walter Benjamin, dans son essai intitulé Petite histoire de la photographie publié en 1931.
2. Je suis reconnaissant à Mohamed Amin, de Wekalet Behna, qui m’a fait découvrir ce film.
3. Ce sous-titre fait allusion à l’article de Hito Steyerl intitulé « Is a Museum a Factory? » publié dans le numéro 7 d'e-flux journal, juin-août 2009 : https://www.e-flux.com/journal/07/61390/is-a-museum-a-factory
4. Pour en savoir davantage sur ce film, lire la critique de Jonathan Rosenbaum intitulée « Cinemeteorology » : https://jonathanrosenbaum.net/2021/09/cinemeteorology-serge-daney-on-too-early-too-late/
5. Voir l'article de Farocki sur ses expériences, la théorie et la pratique derrière le film : https://www.sensesofcinema.com/2002/harun-farocki/farocki_workers. Farocki développera plus tard un projet vidéo collaboratif connexe, “Labour in a Single Shot“. Voir : https://www.labour-in-a-single-shot.net/en/project/concept/
6. Lire l’essai Moira Weigel’s intitulé « Slow Wars » publié dans le numéro 25 (Printemps 2016) de n+1: https://www.nplusonemag.com/issue-25/essays/slow-wars
7. The Process Genre: Cinema and the Aesthetic of Labor de Salomé Aguilera Skvirsky, publié en 2020 chez Duke University Press. Pour en savoir davantage à ce propos, lire l’essai publié par l'auteure et conservatrice sur ce qu'elle a été proposé d'appeler « film de design », « The Specters Haunting These 5 Egyptian Documentaries »: https://www.warehouse421.ae/en/ makers-in-the sun/?setLang=en#anchor_the_spectres_haunting_these_5_egyptian_documentaries
8. Je suis reconnaissant à Mostafa Youssef, de Seen Films, qui m’a fait découvrir ce film.
9. Pour plus d’informations à ce propos, lire l’article « Un fleuve d'amour » de Yousry Nasrallah, La Persistance des images, Cinémathèque française, Musée du Cinéma, Paris : 1996. https://www.cinematheque.fr/catalogues/restaurations-tirages/film.php?id=64366#autour-du-film et celui de Malek Khouri, The Arab National Project in Youssef Chahine's Cinema, AUC Press, 2010 (pp. 67-74)
10. Pour reprendre les mots de Richard Brody, qui parlait en fait de Symbiopsychotaxiplasm : Take One (William Greaves, 1968), un cas curieusement similaire. Voir : https://www.newyorker.com/culture/richard-brody/daring-original-overlooked-symbiopsychotaxiplasm-take-one
11. Cf. leur courte collaboration antérieure, Cinécité (1974).